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M. Edmond : — J’ai besoin de changer d’écosystème, et mon écosystème, c’est toi.
Mme Raymonde : — C’est bien la première fois qu’on me traite d’écosystème ! Écosystème ? Écosystème ? Est-ce que j’ai une gueule d’écosystème ?
Si Arletty retrouvait Louis Jouvet aujourd’hui, c’est peut-être le mot « écosystème » qui remplacerait celui d’« atmosphère » dans cette réplique culte, tant ce terme a colonisé nos imaginaires.
Mais d’abord, qu’est-ce qu’un écosystème ? Voici un vocable issu de l’écologie et qui sert à désigner la relation vivante entre un environnement (le biotope) et les espèces qui s’y développent.
Depuis 20 ans, et suivant l’essor de l’impératif écologique, il a essaimé la Novlangue corporate, friande de métaphores. Les cabinets de conseil font l’apologie des écosystèmes d’affaires, les entreprises à mission plaident pour une entreprise épanouie dans un écosystème pérenne. L’univers tech encourage le développement d’un écosystème entrepreneurial, seul salut de lastartup Nation, là où il embrassait hier la « sérendipité » Petite parenthèse : si vous avez moins de 30 ans, aucune chance que vous n’ayez entendu ce mot, qui fit florès dans les jeunes années de la révolution numérique, avant de disparaître telle une étoile filante. L’écosystème lui a fait son nid. Et on le retrouve désormais à toutes les sauces : dans toutes les cultures d’entreprise, dans tous les secteurs, dans tous les imaginaires.
Ce brandissement de l’écosystème comme nouvel ordre corporate suscite pour moi trois réflexions.
D’abord, si les mots de l’écologie imprègnent la rhétorique des organisations , c’est pour mieux manifester l’attention réelle ou simulée des entreprises à l’impératif écologique. Il ne suffit plus de parler d’écologie ; mais de parler en écologie. Les mots de l’écologie constituent ainsi un gisement lexical infini et mobilisable à peu de frais, et en tout cas sans rapport avec la réalité des actions menées par ailleurs. Et vous, parlez-vous l’écolo ?
La seconde chose que l’on peut souligner est que la référence à des métaphores issues de l’écologie a aussi une vertu « naturalisatrice », comme on le dit en sciences sociales. Olivier Reboul le rappelle dansLangage et idéologie, un vieux livre que je vous encourage à lire si vous voulez observer le monde au prisme des mots. Reboul le rappelle : “le socialisme empruntait à la sociologie, le libéralisme aux mathématiques, le communisme à la mécanique.”. Voici que se dessinent les préférences de la rhétorique corporate du XXIe siècle qui puisent allègrement dans l’écologie. « Environnement », « écosystème », « jeune pousse » et autre « ruissellement » ne désignent pas seulement des enjeux pour l’entreprise : c’est aussi un imaginaire linguistique commode pour empêcher de penser. En imposant des métaphores issues des sciences, on construit de l’évidence dans le discours. Par la référence à l’écosystème, l’entreprise n’est plus une construction collective juridique que l’on peut faire ou défaire : c’est la garante d’un écosystème vivant. À protéger donc, et dont la fragilisation mettrait en péril tout un biotope. N’en jetez plus !
Enfin, la mobilisation du terme écosystème présente une dernière vertu. Parler d’écosystème c’est, pour les entreprises, une manière habile de se placer au centre du jeu. Le paradoxe du recours à l’écosystème, c’est qu’alors que le mot prétend insister sur les interactions de l’entreprise, il la place du même coup au cœur de l’environnement. Il n’y a qu’à voir les schémas représentant les écosystèmes des organisations pour s’en rendre compte.
Sans rapport avec la réalité des engagements écologiques, neutralisant les rapports de domination et parfois de prédation qui caractérisent le monde économique, égocentrique alors même qu’elle érige les « parties prenantes » en impératif, la métaphore de l’écosystème est finalement à l’entreprise ce que le géocentrisme fut à l’astronomie. Qui écoutera les nouveaux Galilée qui expliquent que l’entreprise doit décentrer sa vision ? Se penser non plus à partir d’elle-même, mais à partir de la préservation du vivant. Le vrai, celui qui s’éteint en ce moment en masse et à toute vitesse pendant que les organisations le dépossèdent de tout, et jusque de son vocabulaire.

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